Emmanuelle Urien et Manu Causse sont des artisans des mots. Ensemble, ils caressent inlassablement la langue dans une même urgence. Depuis plusieurs années, ils publient, noircissent les pages, épluchent les sentiments, l’intimité, effeuillent nos états d’âme en nous racontant les leurs. Elle et Lui, Lui et Elle, dans un dialogue utopique qui nous ramène à l’essentiel : l’amour, la mort, la vie.
Quand Manu Causse, bourru et gouailleur, à la carrure de rugbyman, se raconte sans pudeur, quand il se dévêt comme dans des vestiaires d’avant match, quand il n’hésite pas à s’offrir au lecteur, Emmanuelle Urien, fragile, menue, délicate, prend le large, ne dévoile rien, dégaine son miroir pour s’y dissimuler. Tactique d’évitement pour l’une, stratégie d’enfumage pour l’autre. L’évidence n’est jamais postée où on l’attend. Pour ces deux auteurs, complices et malicieux, l’écriture est un cri.
Le Petit guide des transports à l’usage du trentenaire nous dévoile bien des surprises. L’honnêteté feinte de celui qui retrouve par hasard un amour de jeunesse : Loena. Éternel amour qu’il ne peut dissimuler à son épouse… « Alors, maintenant, Sir, réfléchissons », un soliloque confus à la recherche de l’amour éternel. Manu Causse ne cache pas son adolescence toujours présente, toujours envahissante, et raconte sa soif d’amour à son compagnon imaginaire.
Pendant ce temps, dans Tous nos petits morceaux, Emmanuelle Urien laisse ses miroirs exposer leurs mésaventures, narrer ses colères dissimulées, ses angoisses étouffées. Elle dessine tout un bestiaire humain, traquant chaque recoin de leur âme, le plus sombre, le plus caché.
Le miroir de l’autre
« De miroir, je suis devenu mouroir, et voilà tout. Le destin d’un objet se joue au bon vouloir des hommes ». Dans un verbe rond et sombre, voluptueux et noir, d’une grêle qui tombe toujours sur de pauvres hères, héros d’une nouvelle rurale, sans date, sans toponymie, la belle, au regard enfantin, décoche des lames mortelles. Violence.
La mort rôde derrière chaque miroir. La mort est là aussi pour Lui. Plus sournoise peut-être, sous les traits d’une femme, toujours une femme. Pour Lui, l’amour est une dernière inspiration, un souffle ultime. Métaphore ? Pas si sûr ! Pourquoi le miroir, si prompt à la minutie, au détail, au moindre mouvement nous conduit-il inéluctablement vers la tragédie attendue. Tout n’est qu’apparence et chez ces deux auteurs les apparences sont trompeuses.
« Puis-je échoir, alors, à plus riante compagnie », interroge-t-Elle à travers ce miroir enfin libre, prêt à conquérir le monde. Lui, à la plume haletante, tente de se libérer d’une autre prison : celle de son obsession amoureuse. Et si l’adolescent trentenaire souffre de mélancolie chronique, la jeune femme discrète, à longueur de nouvelles aussi noires que vives, assassine chacune de nos certitudes. Courbe satinée d’une pensée poétique en trompe l’œil, noirceur étincelante d’un miroir glacé, ébréché, fêlé… « Je l’ai aimé Elvina comme un fou », avoue Manu Causse. De l’art de passer de l’éthylique attitude du héros de fin de soirée à la vision délicate d’un romantisme suranné. Mais, pourquoi tant d’alcool pour oublier Iliona durant la fête de Cayolle ? Pauvre Fred ! Là aussi, le bestiaire humain se dévoile, nous dévoile.
« La naissance de ton cou. Le creux du coude, tes épaules.Tes seins. Ton ventre ». Quel plus pur érotisme que celui qui se joue de l’interdit. Quel plus bel abandon de l’intime que celui qui s’enivre du refus de la nonne. Le miroir d’Emmanuelle Urien nous embarque dans un profond désir. Et quand Manu Causse se met en scène, s’autobiographie comme on s’autopsie, Elle, fait parler son miroir par reflets furtifs, par éclats fugaces. Mais qui est, dans ce dialogue, le miroir de l’autre ?
Faux-semblant, effet à contre-jour, à contre-champ. Tout prête à confusion pour nous étourdir davantage, pour briser nos repères. Encore une chausse-trappe, mais toujours une main pour nous récupérer, nous, lecteurs passagers de ces nouvelles passagères. Il n’y a rien à faire. Peut-être lire le dernier roman d’Emmanuelle Urien, L’art difficile de rester assise sur une balançoire et celui de Manu Causse, L’eau des rêves.
Petit rappel nécessaire :
ELLETous nos petits morceaux, D’un Noir Si Bleu (nouvelles)C’est plutôt triste, un homme perdu, recueil de nouvelles exclusivement en format numérique (www.onlit.be)L’art difficile de rester assise sur une balançoire, roman, Denoël (2013)
LUIPetit guide des transports à l’usage du trentenaire amoureux, D’un Noir Si Bleu (2011)Bruxelles ou la grosse commission, nouvelle, chez Onlit (2012)L’eau des rêves, roman, ed.Luce Wilquin (2012)